Féministes et fiers de l’être
L’exemple de l’auteure nigériane Chimamanda Ngozi Adichie
Alors que sont révélés chaque jour de nouveaux cas d’agressions sexuelles sur les réseaux sociaux à travers le hashtag #MeToo, alors qu’hommes comme femmes dénoncent les uns après les autres leurs « porcs » ou leurs « truies », des individus qui les ont maltraités, humiliés ou abusés, il y a lieu de s’interroger sur la place du féminisme dans nos sociétés aujourd’hui. En effet, malgré la persistance d’inégalités et d’injustices entre les sexes en Occident, bon nombre de personnes pensent que le mouvement féministe est obsolète. Plus interpellant encore, le féminisme fait l’objet de méfiance et d’hostilité. Il a ainsi été récemment qualifié de « maladie » par l’élue FN Emmanuelle Ménard, et les féministes de « dangereuses ridicules » par l’écrivaine française Élisabeth Lévy. Mais comment un mouvement qui lutte pour l’égalité entre les sexes peut-il ainsi attirer haine et mépris ? Sans aucun doute, ces réactions négatives sont le résultat d’une mauvaise compréhension du féminisme et de ses objectifs.
L’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, à travers son œuvre, peut nous aider à comprendre ce qu’est le féminisme. Elle en a fait son cheval de bataille. Outre sa préoccupation pour les droits des femmes, l’une des priorités d’Adichie est de mettre un terme à la stigmatisation du féminisme et de le présenter comme ce qu’il est réellement : un mouvement social qui met les hommes et les femmes sur un pied d’égalité, et qui peut bénéficier à chacun des sexes. Que ce soit en Afrique, en Europe ou ailleurs, il est en effet impératif de dédiaboliser l’idéologie féministe et de rappeler sa vocation humaine et sociale. Les écrits théoriques et fictionnels d’Adichie sont un point de départ idéal pour redorer le blason du féminisme.
En 2012, Adichie a publié son premier essai sur le féminisme, intitulé Nous sommes tous des féministes. Dans celui-ci, Adichie décrit les nombreuses situations dans lesquelles elle se sent victime de sexisme. Elle déconstruit aussi les uns après les autres les arguments de ceux qui associent le terme « féministe » à un reproche ou une insulte. Alors que l’expérience d’Adichie est ancrée dans son Nigéria natal, les stratégies féministes qu’elle met en avant sont aisément applicables à d’autres contextes. Tout récemment, Adichie a publié un deuxième ouvrage sur cette problématique : Chère Ijeawele, ou un manifeste pour une éducation féministe (2017). Dans cette lettre à son amie Ijeawele, qui vient de donner naissance à une petite fille, Adichie prodigue quinze conseils pour l’élever en féministe. À nouveau, il est clair que ses conseils sont universels. Elle affirme par exemple que la vie des femmes ne doit pas se résumer à la maternité. Dans beaucoup de cultures, le fait de devenir mère reste perçu comme le rôle le plus important d’une femme, ce qui exerce une pression considérable sur les femmes stériles ou qui ne souhaitent pas avoir d’enfants. Selon l’auteure, il faut cesser de considérer la maternité comme un passage obligé. De même, elle dénonce l’hypocrisie de nos sociétés qui valorisent la virginité des jeunes filles tout en encourageant les jeunes hommes à collectionner les conquêtes. Adichie est également l’auteure de trois romans, L’hibiscus pourpre (2004), L’autre moitié du soleil (2007) et Americanah (2013). Dans les deux premiers, tous deux situés au Nigéria, Adichie met en scène des personnages, hommes et femmes nigérians, qui se débattent avec la notion de genre et les stéréotypes qui y sont liés. Cette problématique est centrale dans le travail d’Adichie et est également traitée dans ses deux essais.
Ceci n’est pas une guerre des sexes
L’une des idées reçues qui nuisent au féminisme est l’impression que ce mouvement vise simplement à retourner l’ordre établi, en remplaçant la domination masculine par une domination féminine. En réalité, le féminisme promeut et lutte pour l’égalité des sexes, grâce à laquelle la relation de dominant/dominé est tout simplement abolie. Il ne s’agit donc pas de compenser des siècles de privilèges à l’égard des hommes en abaissant leurs salaires et en remplaçant chaque homme chef d’entreprise par une femme. La démarche consiste plutôt à repenser notre modèle de société de manière à ce que le sexe d’un individu ne soit plus déterminant dans ses options et ses décisions. Vous pensez que c’est déjà le cas en Belgique et dans le reste de l’Europe ? Il est vrai que de nombreux combats ont déjà porté leurs fruits. Globalement, les femmes européennes ont autant accès à l’éducation que les hommes. De même, le taux de pauvreté est aujourd’hui quasiment égal chez les hommes et les femmes, ce qui ne fut pas toujours le cas. Cependant, les inégalités salariales sont, elles, encore bel et bien une réalité : les Européennes gagnent en moyenne 16% de moins que les Européens. Quant à l’emploi, 91,4% des hommes en Europe travaillent contre 79,6% des femmes. Celui-ci n’est qu’un exemple parmi d’autres des inégalités qu’il reste à combattre au sein de nos sociétés.
Vous faites également erreur si vous croyez que le féminisme n’a à cœur que les intérêts des femmes. En effet, le combat pour l’égalité des sexes permet aussi aux hommes d’acquérir de nouveaux droits. L’un d’eux consiste par exemple en l’allongement du congé de paternité, qui est encore considérablement plus court que le congé de maternité. Permettre à un homme de faire une pause dans sa carrière pour profiter de la naissance de son enfant nécessite encore un travail sur les mentalités. De la même façon, de nombreux féministes cherchent à débarrasser les hommes de la pression sociale qui les désigne comme le soutien financier de la famille, faisant du travail l’objectif principal de leur vie. Tout le monde, homme comme femme, a donc à gagner du mouvement féministe.
Les féministes : pas (que) des femmes en colère
Dans son essai Nous sommes tous des féministes, Adichie plaisante sur les stéréotypes qu’ont les gens sur le féminisme : « Un journaliste […] m’a dit que les gens parlaient de mon roman comme d’un roman féministe, et il me donna ce conseil : je ne devrais jamais me revendiquer féministe, car les féministes sont des femmes qui sont malheureuses parce qu’elles ne trouvent pas de mari. Alors j’ai décidé de m’appeler la Féministe Heureuse ». Malgré son ton ironique, Adichie pointe du doigt un problème réel : pour beaucoup, les féministes sont des femmes en colère, malheureuses, jamais contentes. C’est parfois le cas. Certaines situations d’injustice poussent parfois les femmes à descendre dans les rues pour clamer haut et fort leurs messages. Quand le mouvement des Femens a commencé en Ukraine, les femmes ont même écrit ces messages sur leurs poitrines, car plus personne n’écoutait leurs voix. Mais les femmes féministes sont aussi des intellectuelles, des employées, des ouvrières qui s’unissent pour réfléchir ensemble à des alternatives au modèle social d’aujourd’hui. Les féministes sont aussi des hommes, qui sont conscients des inégalités qui persistent et espèrent un monde meilleur pour leur femme, leur sœur, leur mère ou simplement pour tous les êtres humains. Plusieurs célébrités se sont ainsi lancées dans le mouvement. L’on a pu voir par exemple Ryan Gosling, Will Smith ou encore James Franco à la fameuse Women’s March qui a eu lieu peu après l’élection de Donald Trump à la maison Blanche. Adichie donne d’un féministe la définition suivante : « un homme ou une femme qui dit, « Oui, il y a un problème avec le genre au sens où on l’entend aujourd’hui et nous devons le régler, nous devons faire mieux » ».
Mille et un féminismes
Même si les féministes ont un objectif commun – l’égalité entre les sexes – il existe néanmoins une grande variété au sein du mouvement. Tou(te)s les féministes n’ont pas les mêmes méthodes pour arriver à leurs fins. Ainsi, on oppose par exemple le féminisme libéral au féminisme radical, qui se différencient entre autres par leurs positions sur le mariage, la prostitution ou encore la coopération avec les hommes. En Afrique, le féminisme d’Adichie s’inscrit dans un paysage féministe très divers. Les activistes africaines pour l’égalité des sexes sont parfois réticentes au fait d’utiliser le mot « féminisme », qu’elles perçoivent comme un nouvel import colonial. Certaines ont alors proposé des noms alternatifs pour désigner leur mouvement. La Nigériane Molara Ogundipe-Leslie a par exemple créé le « stiwanism », STIWA étant l’acronyme de Social Transformation Including Women in Africa. Elle veut ainsi éviter d’éloigner les hommes d’une réforme sociale qui concerne tous les citoyens. Le « womanism » fut quant à lui fondé par l’Afro-Américaine Cleonora Hudson-Weems et adapté au contexte africain par Chikwenye Ogunyemi. D’une part, les womanistes souhaitent se démarquer du féminisme « mainstream », qui ne répond pas selon elles aux besoins des femmes noires. D’autre part, elles ont leurs propres revendications relatives aux cultures d’Afrique. Ogunyemi pense par exemple que la polygamie ne doit pas être systématiquement perçue comme une forme d’oppression, puisque certaines femmes choisissent ce type de mariage de leur plein gré. Certaines Africaines, dont Adichie, considèrent cependant que ces nombreuses dénominations affaiblissent le mouvement et choisissent au contraire de se rallier sous la bannière féministe.
En outre, les féministes débattent aussi sur les questions de société que soulève la lutte pour l’égalité homme-femme. Comme mentionné précédemment, les opinions divergent concernant la prostitution. Alors qu’elle est pour certaines un exemple criant de la domination masculine et doit à tout prix disparaître, pour d’autres elle reste un véritable métier dans lequel les femmes décident de ce qu’elles veulent faire de leur corps. Depuis quelque temps, c’est la question de la féminisation du langage et de l’écriture inclusive qui divise les féministes. Le précepte selon lequel « le masculin l’emporte sur le féminin » est en effet devenu intolérable pour certains, alors que pour d’autres ce débat n’a pas vraiment lieu d’être.
Comme le montrent ces exemples, il est parfois préférable de parler de féminismes. L’idéologie féministe est la même pour tous, mais les moyens pour y parvenir et les combats à mener ne sont pas envisagés de la même manière par tout le monde. Le contexte socio-culturel a également un impact considérable sur la façon dont le féminisme est appréhendé. Ce qui est important, c’est que ces divergences permettent de faire la lumière sur certaines réalités et d’entamer un dialogue.
En finir avec la notion de genre
S’il est une cause qui est chère à Adichie, c’est la nécessité d’en finir une bonne fois pour toutes avec les stéréotypes liés au genre. Selon elle, le rôle que l’on assigne à quelqu’un sur la base de son sexe, souvent dès la naissance, est extrêmement difficile à désapprendre. Adichie dénonce également ce phénomène dans ses ouvrages de fiction. Dans L’autre moitié du soleil, par exemple, plusieurs personnages ont ainsi des passions et des activités qui diffèrent de ce que l’on attend d’eux en tant qu’homme ou femme. Ugwu, le jeune domestique d’un couple d’intellectuels, aime faire la cuisine et surprendre son entourage avec de bonnes recettes. Or, au sein de sa famille, il préfère garder cette passion secrète depuis que sa sœur l’a mis en garde « qu’il n’aurait jamais de barbe s’il continuait à traîner au milieu des casseroles ». Kainene, quant à elle, gère avec succès plusieurs affaires de son père, qui la félicite en lui disant qu’elle n’est pas « juste comme un fils, mais comme deux ».
Dans Nous sommes tous des féministes, Adichie plaide pour un changement radical dans la façon dont on élève les filles et les garçons. Les stéréotypes liés au genre sont des fardeaux que l’on porte toute notre vie, et qui nous empêchent parfois d’être heureux : « et si, en élevant nos enfants, nous nous préoccupions de ses aptitudes, au lieu du genre ? Et si nous nous préoccupions de ses intérêts, au lieu du genre ? ».
Soyons tous féministes
Le féminisme est donc un mouvement ouvert à tous ceux qui ont conscience des inégalités qui persistent entre les hommes et les femmes et qui souhaitent y mettre un terme. Devenir féministe ne signifie pas (nécessairement) être militant et descendre protester dans la rue. Mais nous pouvons chacun, à notre niveau, effectuer des démarches pour faire avancer le mouvement féministe. Cela peut déjà se faire en arrêtant de véhiculer des clichés liés au genre, qui font souvent partie intégrante de notre langage. La littérature peut être un outil formidable pour se rendre compte de certaines réalités et se débarrasser de nos stéréotypes. Les personnes qui souhaitent s’engager davantage dans le mouvement peuvent rejoindre des groupes et des associations qui discutent des problématiques féministes et organisent des évènements de sensibilisation. Enfin, la lutte féministe doit aussi continuer au niveau politique, où les femmes sont encore trop peu représentées.
Vic Dortu