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La résurrection vaudou du théâtre haïtien

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Les sonorités des tamtams et psalmodies impies emplissent une forêt sauvage, à peine éclairée par la pleine lune. Un corps décharné y rampe, jadis vivant, puis mort, et à nouveau vivant, et se fraie un chemin vers sa proie humaine. Même décor, autre scène. Une main sombre plante une épingle dans une poupée de coton et, aussitôt, la victime représentée par l’effigie se contorsionne de douleur. Ces images popularisées par le cinéma hollywoodien sont les représentations populaires du vaudou. Loin des caricatures pourtant, le vaudou d’Haïti se situe en réalité au croisement de la religion et la culture. Il a fortement été influencé par les cultes animistes de l’ancien royaume de Dahomey (XVIIIe siècle), en Afrique de l’Ouest. Il s’agit d’un syncrétisme mêlant des éléments de culte africains et de religion des saints chrétiens. Toujours présent en Haïti, pratiqué par plus de 2% de la population, on estimerait à 50 millions le nombre de pratiquants de cette religion dans le monde, principalement en Afrique (Togo, Bénin, Nigéria, Ghana), dans les Caraïbes, au Brésil et aux États-Unis.

Pietro Varrasso, metteur en scène et professeur de théâtre au Conservatoire de Liège, s’est vu confronté à cette pratique, et a relevé bien des similarités avec sa spécialité, le théâtre. Dans les années 90, il avait pu aborder les chants et sonorités haïtiennes avec son mentor, le théoricien du théâtre et metteur en scène polonais Jerzy Grotowski. Quelques années plus tard, début des années 2000, il effectue des tournées sur l’île.  « Lors d’une de mes tournées, j’étais accompagné d’un producteur, Olivier Blin, directeur de La Charge du Rhinocéros[1] qui avait en tête de créer une association de coopération artistique », raconte le metteur en scène. Le contact avec les artistes haïtiens, très isolés et en demande de coopération, fût un déclencheur pour les deux hommes. Ces derniers ont alors réuni une équipe belgo-haïtienne pour mettre en place un festival, nommé « festival des quatre chemins », lieu d’échange et de rencontre, maintenant bien lancé et placé dans les mains des Haïtiens. « Pendant ce festival, j’ai pu réaliser des mises en scènes et des ateliers pédagogiques, se remémore Pietro Varrasso. Mais j’ai senti des formes de résistances par rapport à cela car, d’une certaine manière, c’était amener des compétences de chez nous, européennes, à Haïti ». La réflexion de l’homme de théâtre a ainsi commencé : une volonté de passer outre cette forme de colonialisme culturel et, par conséquent, de construire des éléments théâtraux avec ce que les haïtiens possédaient en la matière, un socle qui serait déjà là. « Je m’échappais la nuit pour assister à des rituels vaudou. C’est une religion jouée, dramatisée, dansée, par les corps et entre les corps. Un peu comme des ancêtres de ma profession, finalement »  C’est ainsi que la piste de l’ethnodrame haïtien, le vaudou, se révéla. « Dans le domaine du théâtre, nous observions, moi et des artistes locaux, que ces derniers étaient largement « colonisés » par une manière de faire du « vieux théâtre », à la française. Alors que d’autres Haïtiens se comportaient d’une toute autre manière, dans le domaine du rituel : libre, pas forcément sauvage, mais vivante, inventive, créative ». D’une certaine façon, il y avait, d’une part, quelque chose de plutôt cadenassé, ou sans vie, et de l’autre, une pratique extrêmement vivante. Il fallait dès lors puiser dans ces traditions locales, aux origines africaines, des éléments expressifs qui pourraient devenir le socle pédagogique d’un nouveau théâtre haïtien.

Un Arc-en-ciel pour l’Occident chrétien

Le vaudou présente l’avantage d’être une religion assez théâtralisée, d’abord par son espace qui comprend une place pour les spectateurs. Il y a également un phénomène de répétition, qui est inclus dans le rituel. Autre élément intéressant, l’apparition des dieux, les Loas (ou Lwas), qui « s’emparent » des fidèles, et dont chaque entité a un caractère, une humeur, une psychologie, un costume particulier. En quelques sortes, ces dieux forment des proto-personnages, des archétypes. Accompagnés d’un prête vaudou, les artistes belges et haïtiens ont tenté d’isoler des éléments (danse, chants, mouvements, sonorités) et d’en faire des outils de pédagogie théâtrale, pour les apprentis européens et haïtiens. « J’ai très vite senti qu’il y avait du potentiel dans ces exercices, témoigne Pietro Varasso. J’ai cherché comment intégrer à ce potentiel du sens, une narration. J’ai cherché des discours, des histoires. Je suis alors tombé sur Un Arc-en-ciel pour l’Occident chrétien, long poème de René Depestre[2] qui met en scène une histoire très particulière. » L’histoire de ce poème, la voici : un poète se faisant posséder par tous les dieux vaudou débarque dans une famille américaine d’extrême droite, dans l’Alabama. Les dieux sont ainsi libérés dans ce contexte et se mettent à juger les exactions de l’Occident. Le spectacle en lui-même est composé de danse et de chants d’origine haïtienne ou cubaine, de chants de prisonniers afro-américains et de compositions personnelles des acteurs, le tout suivant la narration de cette confrontation des esprits ancestraux du vaudou face aux crimes de l’Occident. « Il n’y a de salut pour l’homme / Que dans un grand éblouissement / De l’homme par l’homme je l’affirme / Moi un nègre inconnu dans la foule / Moi un brin d’herbe solitaire / Et sauvage je le crie à mon siècle (…) », sonnent les vers du poème. Un texte sans ambiguïté revendicatrice, qui a été interpreté en 2016 en Haïti, mais aussi en Belgique au Théâtre de Liège par une troupe multiculturelle d’artistes haïtiens, belges, sénégalais et français.

Pour autant, Pietro Varrasso se défend d’avoir cherché à véhiculer d’emblée un message engagé : « Mon but premier n’était pas forcément le message politique, mais plutôt de faire vivre une expérience d’intimité avec les acteurs ». La mise en scène avait aussi pour but de rendre compte d’un contraste : le poème parle de problématiques ayant principalement touché les Africains et Afro-américains (esclavagisme, racisme) et, en même temps, les acteurs, à travers leurs comportements, leurs écoutes (dans les chants et danse notamment, développent une collectivité, une solidarité de travail et d’ouverture l’un à l’autre. Les acteurs font donc l’inverse de ce dont il est question dans le contexte.

L’expérience théâtrale comme rapport à l’autre

La question du rapport à l’autre est au cœur du spectacle, tant dans la mixité culturelle de la troupe que dans les mouvements des acteurs sur les planches. Et en effet, plus que le texte, c’est l’action qui parle dans le spectacle, les choses n’étant pas traitées de façon intellectualisées, mais plutôt par le sensible et l’énergie. Ce sont là des préoccupations qui habitent le pédagogue : « Comment puis-je utiliser ces outils, en tant qu’acteur, pour les affiner, en faire une introspection et en faire une liaison avec les autres ? » Le vrai sens de la pièce n’est donc pas tant dans les mots, mais dans ce qui circule par le travail des acteurs, quelque chose d’assez insaisissable qui se transmet au public, qui est loin d’être passif.  « Il y a une tendance, à travers la musique, le son, la coordination des déplacements, chaotiques en apparence, l’effort de garder sa présence en éveil (pendant 1h40, tout de même), à donner existence à eux-mêmes et aux autres », détaille Pietro Varrasso. Pour lui, c’est également une rencontre avec une autre culture, qui a eu lieu il y a de nombreuses années déjà, mais dont il se refuse néanmoins toute forme d’appropriation. « On croit connaître les cultures différentes des nôtres, mais pénétrer une culture reste compliqué. Ce n’est pas parce qu’on vit un peu là-bas, qu’on s’imprègne, qu’on lit des livres ou écoute de la musique qu’on « connaît ». Et encore moins, qu’on se l’approprie. Finalement, j’ai la sensation de ne pas encore vraiment connaître cette culture haïtienne. »

Si le spectacle a atteint un point final, la réflexion de Pietro Varrasso continue : « Je me demande comment le vaudou ne pourrait pas avoir un apport particulier sur la question de l’écologie, de déforestation par exemple, étant une culture très reliée aux éléments naturels, à l’eau, au végétal, au vent, aux animaux. J’aimerais aussi plonger dans ce qu’il reste de forêt et dans la paysannerie ». D’autre part, son désir est également de favoriser de petites productions théâtrales et d’orienter les échanges culturels vers des résidences d’artistes. « Nous aimerions notamment aider un groupe de jeunes acteurs travaillant sur la notion d’enfant-soldat à l’époque d’Aristide[3] », ajoute-t-il.

Une démarche coopérative et interculturelle jusqu’au bout

La dimension de coopération s’est également prolongée dans les initiatives corollaires aux représentations. Celle ayant eu lieu à Liège a été l’occasion de sensibiliser le public à la cause du peuple haïtien après les catastrophes qu’ont été l’ouragan Matthew de 2016 ainsi que le séisme de janvier 2010 et dont les conséquences sur la précarité d’une partie de la population haïtienne se font toujours sentir. En plus du volet de sensibilisation, les recettes des représentations ayant eu lieu le 22 octobre 2016 à Liège ont été reversées à des associations issues d’initiatives citoyennes sur place[4].
Dans sa démarche, Pietro Varrasso et les hommes et femmes de théâtres qui l’ont accompagné ont permis de contrer certains clichés sur le vaudou. Plus encore, en cherchant à dépasser l’hégémonie culturelle du théâtre occidental à Haïti, comme seule forme de pratique méritant un statut d’art et où l’homme blanc arrive en sage détenteur du savoir, ils ont procédé à une démarche interculturelle véritable. Cette réappropriation d’une culture porteuse de sens, prenant vie dans l’art, a d’ailleurs été construite et pleine prise en main par les haïtiens eux-mêmes. En outre, tant les lieux de création de nouvelles pratiques théâtrales que les représentations sur l’île et en Belgique ont été des espaces de rencontre et d’échanges interculturels importants. Des espaces d’autant plus importants qu’ils permettent d’interroger les maux et les oppressions de nos sociétés.

Luca Piddiu

[1]La Charge du Rhinocéros est une association de coopération culturelle formée par des artistes belges et étrangers. Elle produit et diffuse ses spectacles tant en Belgique qu’à l’étranger, notamment en Afrique et dans les Caraïbes.

[2]René Depestre est un écrivain et poète né à Haïti en 1926. Dans ses œuvres majeures, on peut citer exhaustivement : Étincelles (1945), Gerbe de sang (1946), Minerai noir (1956), Hadriana dans tous mes rêves (1988), Rage de vivre (2007).

[3]Jean-Bertrand Aristide fut président de la République d’Haïti à plusieurs reprises (1991, 1993-94, 1994-96, 2001-2004), jusqu’au coup d’État de février 2004.

[4]https://www.facebook.com/par-et-pour-le-peuple-haitien

Author: Alin Teclu

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