Les coopératives agricoles au Cambodge : du socialisme bouddhique à une coopération paysanne
Avec 80 % de sa population en zone rurale, le Cambodge est avant tout un pays agricole dont la production principale est le riz. Les premières tentatives d’organisations paysannes ont donc naturellement vu le jour pour promouvoir la filière rizicole et renforcer les liens entre les industriels et les producteur-trice-s. Pour comprendre les coopératives actuelles au Cambodge, faisons un petit saut dans le passé et analysons leur évolution.
À la suite du protectorat français, en 1953, les premières coopératives voient le jour, dans le cadre d’une politique de « socialisme bouddhique » menée par le roi Norodom Sihanouk. Il met alors en place des coopératives de crédit et de consommation. Gérées par des fonctionnaires, ces coopératives ne prendront jamais leur envol car elles n’arrivent pas à concurrencer les commerçant-e-s et ne correspondent pas aux intérêts des agriculteur-trice-s, qui n’ont d’ailleurs aucun pouvoir réel dans ces structures.
Avec l’arrivée du Régime Khmer Rouge en 1974, basé sur l’idéologie de la révolution culturelle chinoise, les systèmes d’exploitation collectifs (coopératives de l’époque) servent la propagande de l’État et l’embrigadement forcé de la population. La monnaie est supprimée, la religion interdite, les villes sont vidées de leurs habitant-e-s et la famille paysanne traditionnelle est délaissée au profit d’une organisation collectiviste totalitaire. Cette dernière tente par tous les moyens de renforcer l’indépendance économique du pays en imposant une forme d’autarcie agraire, fondée sur la riziculture moderne.
Après le renversement de Pol Pot, chef des Khmers Rouges, en 1977, les communistes vietnamiens établissent des « groupes de solidarité » (coopératives) pour tenter de relancer la production et faire face à la crise alimentaire qui sévit dans le pays. Les familles cultivent alors collectivement la terre, mais gardent le contrôle des moyens de production comme le bétail ou les tracteurs.
Avec la démocratisation des années 90, le pays se libéralise et fait place à l’économie de marché. La population se lance dans le petit entrepreneuriat, soutenue par de nombreuses institutions de microfinances (IMF) créées à cette époque. Une multitude de groupements d’épargne et de crédit voient le jour. Ces groupements fonctionnent sur des modes de confiance mutuelle et les crédits sont délivrés sans garantie. Cela permet aux villageois-e-s de faire des prêts de campagne[1] et de rembourser en produits agricoles. Progressivement, ces groupements se sont organisés pour entreprendre des activités commerciales, jusqu’à devenir les coopératives agricoles que nous connaissons aujourd’hui.
Au début des années 2000, le ministère de l’Agriculture organise l’établissement de larges coopératives, au sein de chaque district du pays. Les coopératives sont considérées par l’État comme des structures officielles de leur cadre hiérarchique de l’administration où ils y imposent un mode de gestion autocratique. Ces coopératives s’effondrent quelques années plus tard, et avec elles disparaissent les capitaux qui avaient été alloués par l’état.
Cette expérience a néanmoins permis aux paysan-ne-s de se rendre compte de l’influence qu’ils exerçaient sur le secteur privé : les taux d’intérêt des prêteurs locaux et la qualité des services des commerçants s’étant ajustés à ceux de la coopérative. Voyant que ces avantages s’étaient amenuisés avec l’effondrement des coopératives, les agriculteur-trice-s ont décidé de recréer des structures coopératives de plus petite taille. La création des coopératives n’était donc plus imposée, mais bien à l’initiative des producteur-trice-s.
Et concrètement, que font-elles ?
Actuellement, les coopératives agricoles au Cambodge se concentrent sur les activités d’achats et vente d’intrants et de produits agricoles, sur la transformation de ceux-ci et sur la provision de crédit. En fonction des besoins de ses membres, elles s’occupent par exemple de la production et vente de semences paysannes, investissent dans du matériel (décortiqueuse, trieuse de semences, véhicule de transport, hangar de stockage…) ou encore mettent en place des contrôles qualité tels que les systèmes participatifs de garantie.
Les coopérateur-trice-s et leurs client-e-s bénéficient directement des services des coopératives, mais elles servent aussi à l’ensemble de la population rurale, car par une meilleure compétitivité, elles permettent la mise à niveau des commerçant-e-s et prêteurs locaux sur les conditions imposées par les coopérateur-trice-s.
Les systèmes participatifs de garantie sont « des systèmes d’assurance qualité ancrés localement. Ils certifient les producteur-trice-s sur base d’une participation active des acteurs concernés et sont construits sur une base de confiance, de réseau et d’échange »[2]. La FAEC (Federation of Farmer Associations Promoting Family Agriculture Enterprise in Cambodia) a mis en place un système participatif de garantie pour les semences paysannes de riz traditionnel. Leur objectif ? Garantir la qualité des semences produites par les membres des coopératives, de manière participative. Pour ce faire, les coopérateur-trice-s, les acheteur-euse-s (essentiellement d’autres coopératives ou des propriétaires de décortiqueuses) et un agent de l’État s’accordent ensemble sur la définition des étapes et critères à suivre pour la production. Ensemble, ils réalisent des visites sur les parcelles des producteur-trice-s pour vérifier que ces critères sont bien respectés.
Les coopératives, un modèle de coopération ?
Les modes d’action collective au Cambodge sont fortement déstructurés. Les Khmers, qui représentent l’ethnie majoritaire, sont profondément marqués par un mode de fonctionnement individualiste. À part les comités de pagode qui permettent une mobilisation participative, il n’existe dans les campagnes ni de communauté homogène et solidaire ni de forme de coopération systématique entre les foyers[3] sur lesquelles une logique coopérative pourrait se baser.
Beaucoup doutent que les formes de coopération fonctionnent de manière effective. C’est, entre autres, pour cette raison que les grandes agences de développement investissent dans le secteur privé et très peu dans les organisations paysannes. Or, le secteur privé reconnait aujourd’hui qu’il obtient des résultats mitigés, de par le manque d’investissement au niveau de la collection, de la transformation et des chaines d’approvisionnement des produits agricoles, trois secteurs d’activité pris en charge par les coopératives. Dans ces conditions, le renforcement de la coopération entre producteur-trice-s doit aller de pair avec le développement de liens de marché. Les décisions managériales des coopératives doivent donc être prises professionnellement.
Lorsqu’elles obtiennent des bénéfices, les coopératives s’élargissent rapidement à d’autres membres. En moyenne, une coopérative comprend 160 actionnaires, dont 57 % de femmes, qui se partagent 330 parts d’une valeur moyenne de 30 euros. Avec un taux de croissance annuel de 20 % de membres, les coopératives attirent de plus en plus de producteur-trice-s. Elles jouent un rôle essentiel en assistant les producteur-trice-s dans l’amélioration de leur entreprise et l’augmentation de leurs revenus agricoles.
« La forte présence des femmes impliquées dans les coopératives s’explique par le fait qu’au Cambodge ce sont les femmes qui gèrent les aspects financiers du ménage et donc ont un meilleur esprit d’entrepreneuriat», explique Christophe Goossens, Représentant Asie d’ADG.
La coopérative d’Oudom Sorya, à Takeo, a été créée en 2013 par 46 villageois-ses qui géraient un groupement d’épargne et de crédit afin de valoriser la production de riz des agriculteur-trice-s. Pour ce faire, le comité de gestion de la coopérative s’est doté d’un hangar de stockage qui permet d’acheter du riz non décortiqué à des moments où les commerces locaux offrent des prix excessivement bas et de les stocker jusqu’à ce que les quantités soient suffisantes pour leur permettre de négocier de bons prix avec les grossistes. Dernièrement, la coopérative a investi dans une décortiqueuse de riz, qu’elle transforme et vend localement. Elle s’est lancée dans la production et la vente de semences paysannes de riz. L’objectif principal des agriculteur-trice-s coopérateur-trice-s n’est pas tant de réaliser du profit sur ces activités commerciales, mais bien de réinvestir ces fonds dans des actions qui auront des incidences fortes sur l’amélioration des prix et conditions locales. Au fil du temps, les gestionnaires d’Oudom Sorya ont réussi à maintenir des services performants de manière professionnelle, tout en gardant des valeurs altruistes fortes. La coopérative aujourd’hui réunit 96 adhérent-es et ses services atteignent plus d’une douzaine de villages, soit plus de 3000 producteur-trice-s.
Dans un pays où les petits producteur-trice-s travaillent de manière isolée avec très peu de support de l’État, leur coopération est essentielle pour poursuivre des intérêts commerciaux et politiques communs. Les coopératives agricoles au Cambodge participent à améliorer la productivité et la qualité des produits agricoles et l’accès aux informations et aux intrants. À travers les coopératives, les petits agriculteur-trice-s économisent de l’argent pour investir leurs capitaux et gérer collectivement des activités économiques, et ainsi obtenir des avantages économiques signifiants et générer des revenus décents. Les coopératives leur permettent aussi une cohésion sociale, d’étendre leurs réseaux pour mieux influencer et de réaliser des économies d’échelles. L’investissement dans l’organisation coopérative non seulement permet aux plus pauvres d’accéder à des avantages économiques, mais aussi de gagner des capacités en gestion et des expériences ; soit une meilleure reconnaissance et valorisation de leur métier d’agriculteur-trice.
Christophe Goosens
[1] Un crédit de campagne est un crédit à court terme qui permet de couvrir le cycle de production, des semis à la récolte.
[2] Définition selon la Fédération internationale des mouvements d’agriculture biologique (IFOAM)