Quand 1200 travailleurs détiennent et gèrent leur entreprise
Répondre à une nécessité de la communauté
Au Venezuela, dans la métropole de Barquisimeto, il existe depuis 49 ans déjà une entreprise très particulière, entièrement détenue et gérée par ses 1200 travailleurs. Au commencement de l’aventure, un constat très simple : les frais d’obsèques étaient alors si élevés que certaines familles se voyaient dans l’impossibilité d’organiser les funérailles de leurs proches. Un jour, alors que l’une de leurs connaissances décède et se voit refuser un service funéraire, un petit groupe de citoyens consternés décide d’agir. Ensemble, ils imaginent un système périodique de collecte de fonds afin d’assurer un enterrement digne pour tous, y compris les plus démunis. Depuis ce jour, Cecosesola n’a cessé de se diversifier pour répondre aux besoins les plus basiques de sa communauté : services d’autobus, de santé et de crédit ; vente directe de fruits et légumes, d’aliments de base, de produits de première nécessité, d’appareils électroménagers ; éducation de la communauté ;… Acronyme pour Centrale Coopérative des Services Sociaux de l’Etat de Lara, cette coopérative de deuxième degré[1] regroupe aujourd’hui plus de 50 organismes communautaires, et estime le nombre de ses bénéficiaires directs à plus de 300 000 personnes.
Un modèle de gestion très particulier
Ce qui est le plus interpellant à propos de cette initiative communautaire, ce n’est pas le nombre d’activités qu’ils ont développées au fil du temps, mais comment ils les ont développées et comment ils les administrent : en autogestion totale. Cecosesola fonctionne sans aucune structure hiérarchique ni poste de travail fixe et promeut la participation de tous et toutes, ainsi que des conditions de travail basées sur l’équité, la transparence, le respect et la responsabilité. Chez eux, les règles opérationnelles changent très régulièrement, en s’adaptant aux besoins de l’entreprise et de l’environnement. Les profits sont réinvestis pour constituer des fonds de réserve, de développement, ou de sécurité sociale. Certains biens et services sont vendus à perte, pour les rendre accessibles de tous. Au cœur du projet, la volonté de répondre aux besoins de la communauté et l’espoir de susciter des relations authentiques et respectueuses entre ses travailleurs, ses membres, et la communauté toute entière.
Le parcours du combattant
Cependant, survivre et développer toutes ces activités au fil du temps n’a pas été facile. Après avoir établi un service funéraire en 1967, Cecosesola a très vite imaginé un service d’autobus. En concertation avec la communauté, les travailleurs ont étudié les quartiers les moins desservis et les parcours à suivre. Ils ont également décidé de fixer un prix de trajet bas, accessible aux plus pauvres habitant loin du centre ville.
Ce faisant ils se sont mis à dos l’ensemble de leurs concurrents, c’est-à-dire les autres transporteurs privés, tous subsidiés par le gouvernement, qui non seulement pratiquaient des prix prohibitifs mais également refusaient de desservir les zones les moins peuplées. Par ailleurs, leur demande de prêt ne fut acceptée qu’à hauteur de 23,8% du montant demandé et, sous pression des autres transporteurs, le gouvernement refusa leur demande de subside. Enfin, la Protection des Consommateurs exigea que Cecosesola augmente ses prix afin de s’aligner sur les tarifs existants.
Refusant d’abandonner son projet initial, Cecosesola entama alors une campagne de sensibilisation de la communauté et appela ses chauffeurs à faire grève. En réponse, le gouvernement intensifia son discours de propagande et utilisa les médias pour manipuler l’opinion publique contre la coopérative. Une nuit de 1980, des membres du gouvernement, accompagnés de la police locale, arrêtèrent plusieurs travailleurs et confisquèrent les 128 autobus de la coopérative. Ce n’est que 140 jours plus tard, après plusieurs manifestations et une marche jusqu’à la capitale, qu’un ordre de la Cour de Justice contraignit le gouvernement à restituer les autobus. Malheureusement, ceux-ci revinrent de la capitale dans un état désastreux, inaptes à transporter des passagers. Par ailleurs, la coopérative avait alors accumulé, pendant ces quatre mois d’inactivité, des pertes financières de près de trente fois son capital social.
Cependant, au cours de cette période de chômage forcé, les travailleurs n’étaient pas restés inactifs. Ils n’ont cessé de se réunir et de réfléchir ensemble à l’entreprise qu’ils voulaient construire et à ce qu’il fallait pour faire vivre un tel projet. Ils ont conclu que le métier de chauffeur d’autobus était un travail trop solitaire, qui permettait difficilement de coordonner des moments de partage et d’échange. Pour s’organiser collectivement, ils ont compris qu’ils devaient prévoir des réunions régulières et qu’ils devaient apprendre ensemble, travailler en équipe et favoriser la cohésion. C’est également à cette époque qu’ils ont décidé d’autofinancer l’entièreté de leurs activités. L’expérience leur avait démontré qu’avec un subside ou un prêt venait également une série d’obligations et de contraintes, qui risquaient de mettre en danger l’essence de leur projet.
C’est également à la même période qu’ils ont mis fin à un conflit interne qui les rongeait depuis plusieurs années. Un petit groupe de travailleurs, refusant l’idéal autogestionnaire des fondateurs, n’hésitait pas à créer le trouble dans l’entreprise, notamment en causant des accidents intentionnels avec les autobus ou en essayant de profiter de la confiance ambiante pour obtenir des privilèges personnels. Suite à la saisie des autobus, ces quelques travailleurs ont préféré se ranger du côté du gouvernement et ont obtenu des postes dans la fonction publique, abandonnant leur statut de travailleur de Cecosesola. Libre de toute résistance interne, la coopérative a donc décidé, en 1983, d’abolir toute forme de hiérarchie.
Face à d’importantes pertes financières, une réorganisation interne conséquente et un marché perdu, les travailleurs de Cecosesola n’ont pas baissé les bras. Ils ont eu l’idée d’utiliser les autobus restants, privés de leurs sièges, pour organiser une vente itinérante de fruits et de légumes, jusqu’aux quartiers reculés en périphérie de la ville. Vu le succès de l’initiative, ils ont très vite établi un marché fixe, au centre ville, avec une particularité : les consommateurs payent les fruits et les légumes au poids, avec un prix unique par kilogramme, ajusté chaque semaine en fonction de la moyenne des prix de revient de l’ensemble des produits. Aujourd’hui, ce système de marché couvert, installé à plusieurs endroits dans la ville, représente leur activité la plus importante.
Les éléments clés
Au cours de ses 49 ans d’existence, Cecosesola a surmonté de nombreux obstacles. Aujourd’hui, bien plus qu’une initiative citoyenne, il y a au cœur de cette coopérative un projet communautaire très fort, capable non seulement de mobiliser l’ensemble des travailleurs pour résoudre une crise, mais également la communauté au sein de laquelle elle est implantée. Pour faire perdurer dans le temps leur coopérative et leur projet, les travailleurs ont dû mettre en place une série de mécanismes permettant de faire face au « vide hiérarchique ».
Tout d’abord, ils ont institué un processus d’éducation permanente, afin que les travailleurs acquièrent des compétences transversales et multidisciplinaires, notamment concernant la gestion d’une entreprise. Ils ont également instauré un climat d’autoréflexion, d’autoanalyse et d’autoévaluation, et favorisé la coopération entre les travailleurs et les organisations membres. Ceci implique un important soutien réciproque, la coordination des activités et l’échange d’expérience entre les différentes entités de la coopérative. Ainsi, les travailleurs ont établi un climat d’apprentissage collectif qui, soutenu par un processus de décision par consensus, favorise l’émergence de l’innovation et de la créativité. De ce fait, les travailleurs peuvent (et doivent) prendre des décisions individuelles et créatives à tout moment, pourvu qu’elles soient en accord avec les critères collectivement établis. Il en résulte une très grande adaptabilité et flexibilité.
En parallèle, les travailleurs ont œuvré à construire une identité organisationnelle forte, basée sur une culture d’entreprise claire et une légitimité non contestée de la coopérative et de son activité dans la région. Il s’ensuit un sentiment fort d’identification à la coopérative de la part des travailleurs et des membres de la communauté. Ancré au cœur de l’organisation, un processus de surveillance mutuelle, renforcé par l’éducation des travailleurs aux valeurs ainsi qu’à l’objectif, l’histoire et l’identité de la coopérative, permet de maintenir une cohérence entre les valeurs prônées et les actions entreprises. Cette discipline collective se traduit par un sentiment fort de responsabilité et d’engagement des travailleurs envers l’organisation et son projet.
Une source d’inspiration ?
Bien que l’expérience de Cecosesola ne soit pas transférable telle quelle, puisqu’elle est intimement liée au contexte vénézuélien, elle reste néanmoins une source d’inspiration non négligeable pour nos entreprises qui s’intéressent à la participation en entreprise.
Nombreux sont les enseignements que l’on peut tirer d’une telle expérience, mais j’en retiendrai ici quelques-uns. Tout d’abord, la patience : créer une entreprise participative résiliente est un processus d’expérimentation très lent, caractérisé par une suite incessante d’essais et d’erreurs. Chaque projet participatif est unique et de ce fait doit développer des processus et mécanismes propres, adaptés au contexte interne et externe de l’entreprise. Ensuite, la nécessité d’une réflexion permanente : comme il n’existe aucun « modèle standard d’entreprise participative », il faut apprendre du passé, de ses erreurs, de ses victoires. Il faut comprendre, analyser et améliorer à la fois ce qui nous entoure mais également nous-mêmes. La créativité et l’adaptation sont également essentiels dans un processus participatif : observer l’environnement et promouvoir la pro-activité plutôt que la réactivité afin de parvenir à remplir son objectif social dans les limites des contraintes environnementales. Enfin, l’éducation permanente des travailleurs : à la gestion d’une entreprise, aux spécificités de la participation, aux valeurs défendues par l’entreprise, ainsi qu’au projet entrepreneurial lui-même.
Mais au delà de tout cela, si Cecosesola est une inspiration pour nos entreprises c’est surtout du fait de son solide ancrage communautaire. Son enracinement dans la collectivité lui permet de déchiffrer quels sont les besoins des hommes, des femmes et des enfants la composant et d’y répondre au mieux. Sa position au cœur de la communauté a fait naître des liens forts entre les individus et la coopérative, ainsi qu’entre les individus eux-mêmes, et c’est bien là la clé de son succès : créer des liens et mobiliser des centaines de personnes autour d’un même projet !
[1] Coopérative dont les membres sont eux-mêmes des sociétés coopératives.
Aurélie Soetens
Doctorante au Centre d’Économie Sociale